Quelle est la légitimité de la fiscalité comportementale ? En quoi l’État se doit-il d’intervenir dans le mode de vie des citoyens ? Quels sont les dérives liées à cette approche de la taxation ? Victor Fouquet, Chargé de mission Budget et Fiscalité au Sénat, enseignant en fiscalité et finances publiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne fait le point.
Le rôle de l’État est-il réellement de réguler les comportements des citoyens au travers de la fiscalité comportementale ?
Longtemps, l’impôt n’a eu de légitimité que dans la mesure où il était prélevé pour l’entretien de l’État, dont le rôle se bornait à assurer la sûreté des biens et des personnes, et à garantir les droits individuels. Cette conception de la fiscalité s’est maintenue et a prédominé jusqu’à la fin du XIXe siècle. Après quoi, sous l’influence des idées solidaristes puis socialistes, a infusé l’idée d’une solidarité fiscale selon laquelle l’impôt pouvait répartir des richesses « mal » distribuées et corriger des inégalités matérielles « trop » prononcées.
La fiscalité s’est introduite au cœur de l’organisation de la société, que les gouvernants sont depuis lors tentés de façonner à leur guise. La fiscalité comportementale n’est finalement qu’un avatar de cette fiscalité « modificatrice », « transformatrice », et pour ainsi dire « constructiviste ». Cette forme de démiurgie fiscale est aujourd’hui d’autant plus mal acceptée, et l’impôt d’autant plus difficilement consenti, que l’État peine, dans le même temps, à remplir efficacement ses fonctions régaliennes fondatrices.
Quels sont les effets pervers de ce type de fiscalité ?
Le premier des effets pervers de la fiscalité comportementale réside dans le caractère potentiellement illimité de son champ d’application. L’État décide ici ou là d’appliquer un prélèvement fiscal au motif que la consommation ou la production d’un bien (alcool, tabac, sucre, carburants, viande, etc.) aurait un impact qu’il juge négatif, sur notre propre bien-être ou sur le bien-être d’autrui (ce sont, dans ce dernier cas, les fameuses « externalités » parmi lesquelles figurent les atteintes à l’environnement ou à la santé).
Or, dans la pratique, la délimitation des comportements « à vices » ou « à risques » est un exercice extrêmement difficile, impliquant des choix controversés, pour ne pas dire arbitraires. Les comportements humains pourront toujours être exploités de telle manière que chaque action libre sera en fin de compte suspectée d’être nuisible, fondant ainsi l’intervention « rédemptrice » de la puissance publique, notamment par le biais du prélèvement fiscal.
A-t-elle réellement montré son efficacité ?
La fiscalité comportementale pourrait être efficace si l’impôt ne modifiait pas les décisions individuelles, et qu’une telle modification ne permettait pas d’échapper en tout ou partie au paiement demandé. Or, dans le cas d’un impôt « comportemental » sur un produit, le choix qui s’offre au contribuable (ici l’amateur d’alcool, là le fumeur de cigarettes…) ne se limite pas à consommer moins ou à ne plus consommer tout court.
Sa réaction peut consister à moins consommer le produit taxé au profit d’autres produits moins taxés mais plus nocifs (tabac à rouler), ou à consommer des produits achetés au noir (cigarettes de contrebande). Dans l’hypothèse d’une substitution du marché clandestin au marché officiel, l’efficacité de la fiscalité comportementale est d’autant plus difficile à évaluer que, par définition, l’ampleur du phénomène demeure difficile à quantifier. Les possibilités d’esquiver les taxes comportementales affaiblissent grandement la bienveillance généralement associée au discours du législateur.
Quels sont les principaux reproches que l’on peut faire à la fiscalité comportementale ?
La lente et sûre croissance de la fiscalité comportementale accompagne celle d’un État-nounou qui, de manière à la fois de plus en plus fréquente et de plus en plus autoritaire, se croit investi de missions qui ne devraient pas être les siennes. Même quand l’accent n’est pas mis sur les aspects « comportementaux » de la fiscalité (on devrait dire « moralisateurs »), leur invocation constitue souvent un motif pour ne pas mettre en œuvre des réformes socialement souhaitables.
On l’a vu récemment avec l’inflation des prix des carburants, qui supportent un niveau de taxation prépondérant (entre 55 et 60 % du prix total). Plutôt que de baisser cette fiscalité, le Gouvernement a préféré instaurer une « indemnité inflation » susceptible de nourrir l’inflation contre laquelle elle prétend lutter. Il existe bien quelques éléments de morale et même de théorie économique sur lesquels asseoir des normes minimales de fiscalité écologique, mais ces éléments ont une portée limitée, et il faut en tout cas renoncer à l’idée qu’il existerait un comportement idéal vers lequel devrait faire tendre la politique fiscale.
Certes, on pourrait arguer que la fiscalité comportementale sert aussi au financement des politiques publiques. Mais le bilan de la TICPE, laquelle contribue au financement des infrastructures de transport, est plutôt négatif si l’on en juge leur entretien.
N’est-elle pas tout simplement le moyen de générer des recettes fiscales au travers de discours moralisateurs sans réels effets sur la santé ou l’environnement ?
L’objectif comportemental dissimule un but plus strictement financier. Gardons l’exemple de la fiscalité sur les carburants. L’objectif affiché par le Gouvernement fin 2017 (réduire l’écart de prix entre le diesel et l’essence) n’impliquait pas nécessairement d’augmenter la fiscalité et sur le diesel et sur l’essence. Dans la mesure où le diesel émet davantage de gaz à effet de serre que l’essence, et donc qu’il contribue davantage qu’elle au réchauffement climatique, l’État aurait très bien pu se contenter de relever les tarifs de la seule TICPE sur le diesel.
Or, l’augmentation concerna et le diesel (à hauteur de 6 centimes par litre, soit une hausse d’environ 12 % au 1er janvier 2018) et l’essence (à hauteur de 3 centimes par litre, soit une hausse d’environ 5 %). Une nouvelle augmentation (respectivement de 7 et 4 centimes) était prévue pour 2019, mais les manifestations des « Gilets jaunes » firent reculer l’Exécutif. Cela ne signifie pas que l’objectif « financier » soit exclusif de l’objectif « comportemental », ni, encore moins, que le pouvoir politique ne veuille pas sincèrement intégrer fiscalement une incitation à réduire les émissions de CO2. Cela tend en revanche à prouver que l’habillage comportementale de la fiscalité constitue une aubaine pour un État impécunieux !
Victor Fouquet
Chargé de mission Budget et Fiscalité au Sénat – Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne