Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Tribune d’Emmanuelle Deglaire – « Pour être efficace, la hausse des taxes doit être significative et soudaine »

« Pour être efficace, la hausse ou la baisse des taxes comportementalistes doit être significative et soudaine »

Emmanuelle Deglaire, professeur associé en droit et fiscalité à l’EDHEC et membre de l’EDHEC Augmented Law Institute, fait partie des rares universitaires à s’intéresser à la fiscalité comportementale dans ces travaux de recherche. Pour l’Observatoire de la Fiscalité comportementale, elle a accepté d’expliquer son approche et l’impact de la numérisation de l’administration fiscale sur les comportements.

Quelle est votre définition de la fiscalité comportementale ?

L’impôt a 3 fonctions : financer le budget de l’Etat, aplanir les inégalités et permettre l’interventionnisme économique de l’état : c’est cette dernière fonction qui renvoie directement à la fiscalité comportementaliste. Pour moi, la fiscalité comportementale se rapproche, dans sa démarche, de l’analyse économique du droit, en s’intéressant à l’impact de l’impôt. Elle mêle en parallèle le financement de l’État et le comportementalisme pour observer l’impact sur les citoyens. Cette notion n’est selon moi pas assez exploitée et pas assez développée, notamment dans la dimension psychologique de l’impôt. Sur ce dernier point, par exemple, il a été établi quatre profils de contribuables. Le boy-scout va, par n’importe quel chemin, déposer sa déclaration de revenus. Le contribuable ordinaire accepte l’effort de déposer sa déclaration s’il suffit d’aller au coin de la rue ou pas très loin. Le phobique administratif essaye de trouver tous les prétextes possibles pour rendre le plus tard possible sa déclaration, en optimisant le temps pour montrer son mécontentement face à l’impôt. Le fraudeur compulsif met en place des stratagèmes de façon à éviter un peu ou totalement l’impôt. Pour ce dernier, on peut parler de véritable sport devant tant d’efforts déployés pour ne pas payer l’impôt.

Quelle est votre approche de la fiscalité comportementale ?

Depuis six ans, je réalise régulièrement des expériences auprès des étudiants pour leur faire prendre conscience des impacts de la fiscalité. En effet, je mène un travail scientifique de sensibilisation à l’éthique fiscale. Il est le fruit de la transposition à la fiscalité des expériences d’économie comportementale pour étudier, analyser et comprendre les tenants et les aboutissants de la fraude fiscale. Il s’agit de faire prendre conscience que si une personne ne paye pas ses impôts, cela veut dire qu’il y aura plus d’impôts à payer par les autres personnes et que l’État aura moins d’argent pour les services publics.

À travers les simulations proposées, les étudiants peuvent découvrir par eux-mêmes que plus les taux d’imposition augmentent, plus les individus vont avoir la tentation de frauder ou chercher à partir dans un autre pays où les taux sont plus bas. Cette concurrence fiscale n’est pas neutre : dans les pays où l’on ne paye pas, ou moins, d’impôts, il n’y a pas ou moins d’hôpitaux et autres services publics. Ces expériences qui reposent sur de l’innovation pédagogique permettent de comprendre tout le mécanisme économique, collectif et comportemental de l’impôt jusqu’au stade ultime de sa redistribution.

Aujourd’hui, la gestion des impôts s’est digitalisée. Quel lien faites-vous avec la fiscalité comportementale ?

Pour vous répondre, je vais prendre l’exemple de l’impôt sur le revenu. Avant, les contribuables avaient la possibilité de sous-déclarer leurs revenus pour payer moins d’impôts. Aujourd’hui, la numérisation des usages permet le préremplissage de la grande majorité des revenus sur les déclarations d’impôt des particuliers. Cette évolution, mise en place en parallèle de Tracfin (lutte conte le blanchissement de l’argent sale et le financement du terrorisme) court-circuite le comportement d’évitement de l’impôt sur les 3 premiers profils évoqués plus haut. À présent, contourner l’impôt demande une vraie ingénierie et ne renvoie plus qu’à une toute petite minorité des contribuables les plus révoltés ou les plus allergiques.

Auparavant, l’administration essayait de savoir ce qu’il se passait, recherchait les informations… À présent, sa démarche est complètement inversée : elle reçoit automatiquement énormément d’informations et la question est plus celle du traitement de ces informations que la recherche de ces informations. Toute cette démarche d’automatisation rend la fiscalité de moins en moins comportementale.

Comment évaluez-vous l’efficacité de la fiscalité comportementale ?

Au final, la fiscalité comportementale évalue le consentement à l’impôt. Pour avoir une efficacité véritable sur les comportements, il ne faut pas augmenter les taxes de 0,10€ par 0,10€ : cette approche n’a pour effet que satisfaire l’une des autres missions de l’impôt qui est de remplir les caisses de l’État. Pour provoquer de nouvelles habitudes en remplacement de mauvaises, il faut que la hausse ou la baisse des taxes soit violente, significative et soudaine. Pour bien la doser, il faut comprendre la démarche fiscale et les moyens mis en œuvre.
Le gouvernement norvégien l’a très bien compris : pour favoriser l’arbitrage en faveur des voitures électriques contre les voitures thermiques, il a mis en place une exemption de TVA (25%) sur les premières et accordé toute une série d’avantages comme le péage routier moins cher et la possibilité d’emprunter les voies de bus. A cela s’ajoute un réseau de bornes de rechargement très développé. Cette démarche fiscale initiée il a plusieurs années maintenant porte ses fruits : Les Norvégiens préfèrent désormais les voitures électriques aux thermiques lors d’un achat. Et à présent, 1 Norvégien sur 5 roule en électrique.

Cette approche ne contribue-t-elle pas à amplifier les inégalités sociales ?

Il faut que la fiscalité soit extrêmement discriminante à travers un véritable surcoût ou une économie réelle au niveau du contribuable. Si ce n’est pas le cas, elle devient un élément parmi d’autres. Je pense que la fiscalité est véritablement comportementale quand elle engage un changement radical.
Le risque que vous évoquez lié aux inégalités ne doit cependant pas être ignoré. C’est précisément pour cela que les Norvégiens ont adapté le système fiscal initialement mis en place en faveur des voitures électriques pour mieux encadrer les aides accordées aux véhicules dont le prix d’achat dépasse un certain montant.